samedi 14 septembre 2024

Journal Marsactu

 

“La Belle de Mai”, une BD pour rendre hommage au combat oublié des cigarettières du quartier

Interview
le 14 Sep 2024
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Dans La Belle de Mai, une bande dessinée historique sur le Marseille ouvrier du XIXe siècle, Mathilde Ramadier et Élodie Durand redonnent vie au combat féministe des ouvrières des manufactures de tabacs. Au cœur de leur lutte, la question des corps et de l'égalité.

Détail de la couverture de <i>La Belle de Mai</i>. (Editions Futuropolis)
Détail de la couverture de La Belle de Mai. (Editions Futuropolis)

La petite maison de maître domine la Belle de Mai. Au bout de l’escalier, la Cartonnerie et les toits de la Friche, puis les lignes fuyantes des voies ferrées vers la gare Saint-Charles et au loin, la Bonne Mère. Ici, il y a plus d’un siècle, des milliers d’ouvrières entraient chaque jour pour rouler cigarettes et cigares dans les manufactures de tabacs de Marseille. Depuis, les bureaux et les artistes ont remplacé les ouvrières, et la mémoire de ces travailleuses a fui en même temps que la fumée des cheminées.

Une bande dessinée, signée par Mathilde Ramadier au scénario et Élodie Durand à la mise en images, permet de redécouvrir un épisode oublié de l’histoire ouvrière de ce coin de Marseille. En 1886, les travailleuses de cette usine modèle ont entamé une grève sur le tas pour mettre fin notamment à la fouille au corps qu’elles subissaient de la part de contremaîtres phallocrates qui gagnaient trois fois leur salaire pour surveiller la précieuse marchandise.

Élodie Durand et Mathilde Ramadier, sur le perron de la Marelle, à la Belle de Mai. (Photo : B.G.)

Dans un dessin fort et épuré, parsemé d’un bleu électrique, les autrices redonnent vie à cette lutte collective et au Marseille populaire du XIXe siècle. La librairie La Réserve à bulles propose une exposition inédite des planches de La Belle de Mai – Fabrique de révolutions jusqu’au 2 octobre. À cette occasion, Marsactu est allé rencontrer les deux autrices.

Votre livre donne à voir le combat des ouvrières de la Belle de Mai, à la fin du XIXe siècle. Il est en noir et blanc à l’exception d’un bleu puissant qui le traverse. Quel est le sens de cette couleur ?

Élodie Durand : C’est ce que m’a inspiré le texte de Mathilde Ramadier et le sujet lui-même. Le bleu est partout, dans le texte, dans le paysage, avec la mer, le bleu du ciel. C’est surtout le bleu des blouses ouvrières qui en fait un symbole. J’ai choisi de l’utiliser dans la narration, pour souligner, pour clore une séquence, comme un élément dynamique, le vent, une main, un paysage…

Mathilde Ramadier : Il y a aussi une rue Bleue qui longe l’usine et qui a disparu depuis. Je crois que c’est aujourd’hui la rue Jobin qui longe la Friche la Belle de Mai. On nous a dit qu’elle était nommée ainsi justement à cause des flots d’ouvriers et d’ouvrières qui l’empruntaient le matin et le soir à la sortie des usines. Elles habitaient toutes le quartier. Le bleu qu’on a choisi d’utiliser est aussi un petit luxe que nous a offert l’éditeur puisqu’il ne fait pas partie des quatre couleurs CMJN [cyan, magenta, jaune et noir, NDLR] utilisé en imprimerie.

Et pourquoi pas le rouge, en écho aux luttes du mouvement ouvrier de cette fin de siècle ?

Élodie Durand : D’abord parce qu’il y a déjà beaucoup de BD qui utilisent le rouge en contrepoint du noir et blanc.

Mathilde Ramadier : Si on a choisi de raconter cette histoire de lutte, c’est justement parce qu’elle est faite par des femmes qui ne sont pas dans ce mouvement syndicaliste du XIXe siècle. Elles ne sont pas syndiquées. Cela se passe en parallèle de ces organisations. À l’époque, les femmes sont en dehors de ces mouvements sociaux. Elles ne sont pas considérées. Ce bleu est aussi à l’opposé du rouge. C’est un pied de nez.

Cette rue Bleue oubliée pose la question des sources que vous avez sollicitées pour réaliser ce livre.

Mathilde Ramadier : C’est né d’une résidence que j’ai réalisée en mai et juin 2018 à la Marelle, justement dans la petite maison du contremaître de l’usine Seita du XIXe. Je connaissais la Friche parce que je viens régulièrement à Marseille depuis trente ans. Je n’avais jamais écrit de livre avec une portée féministe. Cette histoire de lutte de femmes, d’ouvrières, s’est imposée à moi comme une évidence. J’ai donc fait des recherches, notamment dans les archives de la CGT à Paris, mais aussi localement et dans le Maitron, cette sorte de dictionnaire du mouvement syndical. Mais ce n’était pas du tout une bande dessinée. Plutôt un récit sous la forme d’un dialogue entre une ouvrière de cette époque et une autre, toujours ouvrière dans la même usine Seita mais dans les années 60, juste avant qu’elle ne ferme. J’étais là avec ma fille, près de ce lieu où des femmes avaient travaillé, où il y avait une crèche pour leurs enfants. J’ai eu envie de partir à la découverte de ces fantômes de l’usine. Trois ans plus tard, j’en ai parlé à mon éditeur Futuropolis, qui était très enthousiaste.

Élodie Durand : Et tu cherchais une dessinatrice qui vive à Marseille. Et moi je venais de faire Wonder, qui était déjà une histoire de lutte féminine et d’ouvrières.

Mathilde Ramadier : Ma seule crainte était que tu en aies marre de dessiner des usines (elle rit) !

Élodie Durand : Non, je n’en ai pas marre (elle rit aussi). Je me suis juste aperçue que dans les histoires que je raconte, que je sois seule ou avec un scénariste, il est toujours question d’identité, de famille et de combat. Peut-être parce que cela correspond aussi à une culture familiale où il y a des ouvriers et des combats. C’est une histoire forte, et j’ai immédiatement dit oui à Mathilde. Cela se passait à Marseille, c’était une lutte féminine. Et je suis partie avec la grande ambition de donner à voir la ville à cette époque.

Et justement, comment avez-vous trouvé des sources, cette fois-ci visuelles ?

Élodie Durand : Il a fallu que je trouve des ressources et cela n’était pas simple justement parce que cela correspond aux tout débuts de la photo. Sur l’usine même, il y avait très peu de ressources disponibles. Ou alors c’était à Paris, cela supposait de faire des allers et retours, d’obtenir des autorisations, ce qui n’est pas évident quand il s’agit d’un organisme privé. J’ai donc trouvé des ressources dans les archives municipales, dans des livres, des linogravures, des lithographies… Il a fallu que je travaille à partir de photos du début du siècle pour recomposer ce qu’était le paysage de l’époque. Par exemple, la gare Saint-Charles, qui venait d’être construite, n’avait pas encore son escalier monumental. Elle n’était pas organisée comme aujourd’hui. Il fallait donc recomposer, mais aussi inventer. C’était difficile d’être exact, mais c’était important d’être juste.

Mathilde Ramadier : Il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’une fiction. L’important est de construire un récit avec des personnages qu’on a inventés, des rues qui n’existent pas. Nous ne faisons pas un travail d’historien.

Élodie Durand : Il est important de se documenter, de comprendre le fonctionnement de l’usine. Et c’était très frustrant de ne pas avoir d’éléments sur la façon dont l’usine fonctionnait, comment elles travaillaient concrètement. D’ailleurs, on a eu cette discussion et c’est important de savoir où on s’arrête dans la recherche.

Mathilde Ramadier : La bande dessinée, comme le cinéma, est un art séquentiel. Il faut tout gérer : les costumes, les dialogues, les décors, le cadre… Mais là où, dans le cinéma, il y a une foule de métiers différents, dans la BD vous êtes une ou deux. Après, c’est aussi la force de la BD de proposer un matériau composite qui permet de suggérer.

C’est d’ailleurs une autre complexité : rendre à ces femmes, pour beaucoup immigrées italiennes, une langue qui raconte leurs origines et leur milieu…

Mathilde Ramadier : J’ai travaillé avec un dictionnaire d’argot du XIXe. Je ne parle pas italien et une amie me l’a conseillé pour introduire des petits mots qui donnent à entendre cette langue composite. Après, quand on vit à l’étranger, on choisit souvent de pratiquer la langue du pays où l’on vit. Mais l’important est que cela soit plausible, que l’on suggère qu’elles parlent une autre langue, sans être obligé de tout traduire.

Élodie Durand : C’est aussi un livre qui parle d’aujourd’hui. Il ouvre sur une dédicace aux femmes de chambre de l’IBIS des Batignolles, qui ont fait grève pendant deux ans pour mettre fin à des conditions de travail inacceptables. Ce sont des femmes étrangères, en lutte, qui apprennent ensemble à se battre, à faire de la politique.

Mathilde Ramadier : Par ce livre, on construit un pont vers le passé. C’est un signal du futur pour rendre hommage à cette histoire qui est un “#MeToo” avant l’heure. Elles ne se battent pas seulement pour des questions de conditions de travail. Elles se battent parce qu’elles ont en marre de se faire tripoter, tous les matins quand elles se rendent à l’usine. Leur grève part bien d’une ouvrière qui est mise à pied trois jours parce qu’on a trouvé sur elle des poussières de tabac. Le contremaître Roustan a vraiment existé. C’est d’ailleurs son vrai nom.

Élodie Durand : Il y a une forte invisibilisation de ce combat féministe. Il y a aujourd’hui un mouvement fort de femmes et d’autrices qui mettent à l’honneur les femmes disparues. Mais, au-delà des grandes femmes, il y a aussi ces mouvement collectifs qu’il est important de ne pas oublier. Elles étaient 1200 et elles ont trouvé en elles les ressources et l’unité de lancer ce mouvement collectif qui a résonné jusqu’à Paris.

Il y a deux images où vous donnez à voir des gestes de la main : le losange qui reprend le symbole de la vulve des luttes féministes et deux doigts mêlés en forme de bague. Ce sont des gestes qui existaient à l’époque ?

Élodie Durand : Je suis sourde et appareillée. Je suis en train d’apprendre la langue des signes. Les mains sont, pour moi, très importantes. Ce geste des anneaux signifie l’union de ces femmes. C’est une invention.

Mathilde Ramadier : Quant au geste féministe, c’est un anachronisme. C’est une main tendue vers le passé mais qui parle de notre époque.

De la même façon, elles se réunissent Chez Justine, un bar tenu par une femme et exclusivement fréquenté par des femmes.

Mathilde Ramadier : C’est une invention mais peut-être que cela a existé ? Pour un autre livre, je travaille sur l’histoire des cabarets et de nombreux établissements étaient tenus par des femmes. J’ai habité à Berlin où on trouve de nombreux cafés tenus par des hommes et presque exclusivement fréquentés par des hommes. C’était une forme de pied de nez d’inventer un lieu où elles puissent se retrouver, un lieu refuge. Elles ne pouvaient pas le faire chez elles, dans des logis souvent petits, ni à l’usine. Il fallait donc inventer ce lieu symbolique. Si les hommes étaient là, c’est hors champ.

La Belle de Mai – Fabrique de révolutions, paru le 26 août aux éditions Futuropolis.

Exposition de planches originales de Mathilde Ramadier et Élodie Durand jusqu’au 2 octobre à la Réserve à Bulles, 58 rue des Trois-frères-Barthélémy, Marseille 6e.

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