Bien que, le long du chemin, il ramassât une bûchette pour l’apporter au foyer ; bien qu’il se contentât, pour son humble ordinaire, de légumes et de pain bis ; bien que, dans l’abondance, il fût sobre toujours et mît de l’eau dans son vin, toujours sa table était ouverte, et sa main et sa bourse, pour tout pauvre venant. Puis, si l’on parlait de quelqu’un, il demandait, d’abord, s’il était bon travailleur ; et, si l’on répondait oui :
–Alors, c’est un brave homme, disait-il, je suis son ami.
Fidèle aux anciens usages, pour mon père, la grande fête, c’était la veillée de Noël. Ce jour-là, les laboureurs dételaient de bonne heure ; ma mère leur donnait à chacun, dans une serviette, une belle galette à l’huile, une rouelle de nougat, une jointée de figues sèches, un fromage du troupeau, une salade de céleri et une bouteille de vin cuit. Et qui de-ci, et qui de-là, les serviteurs s’en allaient, pour pausa cacha-fiò (1), dans leur pays et dans leur maison. Au Mas ne demeuraient que les quelques pauvres hères qui n’avaient pas de famille ; et, parfois des parents, quelque vieux garçon, par exemple, arrivaient à la nuit, en disant :
–Bonnes fêtes ! Nous venons poser, cousins, la bûche au feu, avec vous autres.
Tous ensemble, nous allions joyeusement chercher la bûche de Noël, qui – c’était de tradition –devait être un arbre fruitier. Nous l’apportions dans le Mas, tous à la file, le plus âgé la tenant d’un bout, moi, le dernier-né, de l’autre ; trois fois, nous lui faisions faire le tour de la cuisine ; puis, arrivés devant la dalle du foyer, mon père, solennellement, répandait sur la bûche un verre de vin cuit, en disant :
Oh ! la sainte tablée, sainte réellement, avec, tout à l’entour, la famille complète, pacifique et heureuse. A la place du caleu (2), suspendu à un roseau, qui, dans le courant de l’année, nous éclairait de son lumignon, ce jour-là, sur la table, trois chandelles brillaient; et si, parfois, la mèche tournait devers quelqu’un, c’était de mauvais augure. A chaque bout, dans une assiette, verdoyait du blé en herbe, qu’on avait mis germer dans l’eau le jour de la Sainte-Barbe. Sur la triple nappe blanche, tour à tour apparaissaient les plats sacramentels: les escargots, qu’avec un long clou chacun tirait de la coquille; la morue frite et le muge (3) aux olives, le cardon, le scolyme (4), le céleri à la poivrade, suivis d’un tas de friandises réservées pour ce jour-là, comme : fouaces à l’huile, raisins secs, nougat d’amandes, pommes de paradis ; puis, au-dessus de tout, le grand pain calendal, que l’on n’’entamait jamais qu’après en avoir donné, religieusement, un quart au premier pauvre qui passait.
La veillée, en attendant la messe de minuit, était longue ce jour-là; et longuement, autour du feu, on y parlait des ancêtres et on louait leurs actions. Mais, peu à peu et volontiers, mon brave homme de père revenait à l’Espagne et à ses souvenirs du siège de Figuières.
Si je vous disais, commençait-il, qu’étant là-bas en Catalogne, et faisant partie de l’armée, je trouvai le moyen, au fort de la Révolution, de venir de l’Espagne, malgré la guerre et malgré tout, passer avec les miens les fêtes de Noël ! Voici, ma foi de Dieu, comment s’arrangea la chose :
Au pied du Canigou, qui est une grande montagne entre Perpignan et Figuières, nous tournions, retournions depuis passablement de temps, en bataillant, à toi, à moi, contre les troupes espagnoles. Aïe ! que de morts, que de blessés et de souffrances et de misères ! Il faut l’avoir vu, pour savoir cela. De plus, au camp, – c’était en décembre, – il y avait manque de tout ; et les mulets et les chevaux, à défaut de pâture, rongeaient, hélas ! les roues des fourgons et des affût.
Voilà, lecteur, au naturel, la portraiture de famille, d’intérieur patriarcal et de noblesse et de simplicité, que je tenais à te montrer.
Au Jour de l’An, – nous clôturerons par cet autre souvenir, – une foule d’enfants, de vieillards, de femmes, de filles, venaient, de grand matin, nous saluer comme ceci :
–Bonjour, nous vous souhaitons à tous la bonne année, Maîtresse, maître, accompagnée D’autant que le bon Dieu voudra.
–Allons, nous vous la souhaitons bonne, répondaient mon père et ma mère en donnant à chacun, bonnement, sous forme d’étrennes, une couple de pains longs et de miches rebondies.
Par tradition, dans notre maison, comme dans plusieurs autres, on distribuait ainsi, au nouvel an, deux fournées de pain aux pauvres gens du village.
–Autant de pains il nous donna, autant d’anges dans le ciel l’accompagnaient. Amen!
–Alors, c’est un brave homme, disait-il, je suis son ami.
Fidèle aux anciens usages, pour mon père, la grande fête, c’était la veillée de Noël. Ce jour-là, les laboureurs dételaient de bonne heure ; ma mère leur donnait à chacun, dans une serviette, une belle galette à l’huile, une rouelle de nougat, une jointée de figues sèches, un fromage du troupeau, une salade de céleri et une bouteille de vin cuit. Et qui de-ci, et qui de-là, les serviteurs s’en allaient, pour pausa cacha-fiò (1), dans leur pays et dans leur maison. Au Mas ne demeuraient que les quelques pauvres hères qui n’avaient pas de famille ; et, parfois des parents, quelque vieux garçon, par exemple, arrivaient à la nuit, en disant :
–Bonnes fêtes ! Nous venons poser, cousins, la bûche au feu, avec vous autres.
Tous ensemble, nous allions joyeusement chercher la bûche de Noël, qui – c’était de tradition –devait être un arbre fruitier. Nous l’apportions dans le Mas, tous à la file, le plus âgé la tenant d’un bout, moi, le dernier-né, de l’autre ; trois fois, nous lui faisions faire le tour de la cuisine ; puis, arrivés devant la dalle du foyer, mon père, solennellement, répandait sur la bûche un verre de vin cuit, en disant :
Allégresse ! Allégresse, Mes beaux enfants, que Dieu nous comble d’allégresse !Et, nous écriant tous : « Allégresse, allégresse, allégresse ! », on posait l’arbre sur les landiers et, dès que s’élançait le premier jet de flamme :
Avec Noël, tout bien vient :
Dieu nous fasse la grâce de voir l’année prochaine.
Et, sinon plus nombreux, puissions-nous n’y pas être moins.
A la bûchedisait mon père en se signant. Et, tous, nous nous mettions à table.
Boute feu !
Oh ! la sainte tablée, sainte réellement, avec, tout à l’entour, la famille complète, pacifique et heureuse. A la place du caleu (2), suspendu à un roseau, qui, dans le courant de l’année, nous éclairait de son lumignon, ce jour-là, sur la table, trois chandelles brillaient; et si, parfois, la mèche tournait devers quelqu’un, c’était de mauvais augure. A chaque bout, dans une assiette, verdoyait du blé en herbe, qu’on avait mis germer dans l’eau le jour de la Sainte-Barbe. Sur la triple nappe blanche, tour à tour apparaissaient les plats sacramentels: les escargots, qu’avec un long clou chacun tirait de la coquille; la morue frite et le muge (3) aux olives, le cardon, le scolyme (4), le céleri à la poivrade, suivis d’un tas de friandises réservées pour ce jour-là, comme : fouaces à l’huile, raisins secs, nougat d’amandes, pommes de paradis ; puis, au-dessus de tout, le grand pain calendal, que l’on n’’entamait jamais qu’après en avoir donné, religieusement, un quart au premier pauvre qui passait.
La veillée, en attendant la messe de minuit, était longue ce jour-là; et longuement, autour du feu, on y parlait des ancêtres et on louait leurs actions. Mais, peu à peu et volontiers, mon brave homme de père revenait à l’Espagne et à ses souvenirs du siège de Figuières.
Si je vous disais, commençait-il, qu’étant là-bas en Catalogne, et faisant partie de l’armée, je trouvai le moyen, au fort de la Révolution, de venir de l’Espagne, malgré la guerre et malgré tout, passer avec les miens les fêtes de Noël ! Voici, ma foi de Dieu, comment s’arrangea la chose :
Au pied du Canigou, qui est une grande montagne entre Perpignan et Figuières, nous tournions, retournions depuis passablement de temps, en bataillant, à toi, à moi, contre les troupes espagnoles. Aïe ! que de morts, que de blessés et de souffrances et de misères ! Il faut l’avoir vu, pour savoir cela. De plus, au camp, – c’était en décembre, – il y avait manque de tout ; et les mulets et les chevaux, à défaut de pâture, rongeaient, hélas ! les roues des fourgons et des affût.
"Or, ne voilà-t-il pas qu’en rôdant, moi, au fond d’une gorge, du côté de la mer, je vais découvrir un arbre d’oranges, qui étaient rousses comme l’or !
"–Ha ! dis-je au propriétaire, à n’importe quel prix, vous allez me les vendre.
"Et, les ayant achetées, je m’en reviens de suite au camp et, tout droit à la tente du capitaine Perrin (qui était de Cabanes), je vais avec mon panier et je lui dis :
"–Capitaine, je vous apporte quelques oranges...
"–Mais où as-tu pris «!ça ?
"–Où j’ai pu, capitaine.
"–Oh ! luron, tu ne saurais me faire plus de plaisir... Aussi, demande-moi, vois-tu, ce que tu voudras, et tu l’obtiendras ou je ne pourrai.
"–Je voudrais bien, lui fis-je alors, avant qu’un boulet de canon me coupe en deux, comme tant d’autres, aller, encore une fois, "poser le bûche de Noël" en Provence, dans ma famille.
"–Rien de plus simple, me fit-il ; tiens, passe l’écritoire.
Et mon capitaine Perrin (que Dieu, en paradis, l’ait renfermé, cher homme) sur un papier, que j’ai encore, me griffonna ce que je vais dire:
"Armée des Pyrenées-Orientales.
"Nous Perrin, capitaine aux transports militaires, donnons congé au citoyen François Mistral, brave soldat républicain, âgé de vingt-deux ans, taille de cinq pieds six pouces, nez ordinaire, bouche idem, menton rond, front moyen, visage ovale, de s’en aller dans son pays, par toute la République, et au diable, si bon lui semble.
"Et voilà, mes amis, que j’arrive à Maillane, la belle veille de Noël, et vous pouvez penser l’ahurissement de tous, les embrassades et les fêtes. Mais, le lendemain, le maire (je vous tairai le nom de ce fanfaron braillard, car ses enfants sont encore vivants) me fait venir à la commune et m’interpelle comme ceci :
"–Au nom de la loi, citoyen, comment va que tu as quitté l’armée?
"–Cela va, répondis-je, qu’il ma pris fantaisie de venir, cette année, "poser la bûche" à Maillane.
"–Ah oui ? En ce cas-là, tu iras, citoyen, t’expliquer au tribunal du district, à Tarascon.
"–Et, tel que je vous le dis, je me laissai conduire par deux gardes nationaux, devant les juges du district. Ceux-ci, trois faces rogues, avec le bonnet rouge et des barbes jusque-là:
"–Citoyen, me firent-ils en roulant de gros yeux, comment ça se fait-il que tu aies déserté ?
"Aussitôt, de ma poche ayant tiré mon passeport :
"–Tenez, lisez, leur dis-je.
"Ah ! mes amis de Dieu, dès avoir lu, ils se dressent en me secouant la main :
"–Bon citoyen, bon citoyen ! me crièrent-ils. Va, va, avec des papiers pareils, tu peux l’envoyer coucher, le maire de Maillane.
"Et après le Jour de l’An, j’aurais pu rester, n’est-ce pas ? Mais il y avait le devoir et je m’en retournai rejoindre."
Au Jour de l’An, – nous clôturerons par cet autre souvenir, – une foule d’enfants, de vieillards, de femmes, de filles, venaient, de grand matin, nous saluer comme ceci :
–Bonjour, nous vous souhaitons à tous la bonne année, Maîtresse, maître, accompagnée D’autant que le bon Dieu voudra.
–Allons, nous vous la souhaitons bonne, répondaient mon père et ma mère en donnant à chacun, bonnement, sous forme d’étrennes, une couple de pains longs et de miches rebondies.
Par tradition, dans notre maison, comme dans plusieurs autres, on distribuait ainsi, au nouvel an, deux fournées de pain aux pauvres gens du village.
Vivrais-je cent ans,Cette formule, tous les soirs revenait dans la prière que mon père faisait avant d’aller au lit. Et aussi, à ses obsèques, les pauvres gens, avec raison, purent dire, en le plaignant :
Cent ans, je cuirai,
Cent ans, je donnerai aux pauvres.
–Autant de pains il nous donna, autant d’anges dans le ciel l’accompagnaient. Amen!
Frédéric Mistral, Mes Origines (mémoires et récits).
(1) Poser la bûche au feu.
(2) Chaleil ou caleil : mot d’ancien français désignant une lampe huile rudimentaire.
(3) Nom donné en Provence au poisson dénommé autrement mulet.
(4) Plante s’apparentant au chardon.
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